Pour que vive le rêve

Dans son esprit, une voix crachait tout le mépris qu’elle ressentait face à une telle invocation. La voix sourde qui monte en elle, se rue violement contre ses flancs, martèle son cœur tel un sculpteur fou, ne peut rien à l’atrocité qui se déroule devant son nez. Sa porteuse ne l’écoute pas. C’est parfaitement rageant. L’orgueil draconique se voit passablement meurtri d’un affront pareil. Anumati ne parvenait jamais à l’ignorer d’habitude, et maintenant qu’un misérable insecte pompait dans sa propre réserve personnelle pour accaparer l’attention de la jeune femme, la voici qui perdait subitement toute réceptivité. Ce corps avait beau être celui d’une humaine, c’était le seul qu’il possédait en ce moment, et Nerv n’entendait pas permettre à ce mioche ridicule de toucher ne serait ce qu’un des cheveux d’Anumati. Oui. Mais. Comment faire lorsque ladite jeune femme n’était même plus un minimum à l’écoute ? Plus une once d’influence ne parvenait à lui faire détourner le regard de ces yeux dorés, rien. Pour le moins furieux, le dragon lui glissa quelques mots avant d’aller se tapir dans un coin de son âme.
Je hais cette chose qui te regarde. Violemment.

Déferlante de lumière
Houle d’un cœur
Qui va, défaillant.

Lumière. Absente en Anumati. Pourquoi se leurrer, seuls les relents sombres de Nerv strient son âme d’atroces balafres, quand à ce qui comble les vides entre deux traînées noires, ce n’est rien d’autre que l’écarlate du sang qu’elle prend pour équilibre et pour paix. Il n’y a pas de place pour la lumière, le blanc, ou l’immaculé en elle.

Lumière. Elle émane de ce fragment de jais serti de prunelles qui brillent d’un feu liquide, et celle ci étincelle de mille éclats. Une clarté douce qui glisse lentement sur le visage de la jeune femme, empreinte de chaleur et d’infini. Ses mains se nouèrent sur la nuque pâle, elle nicha son visage dans le creux d'une épaule déconcertée. Il sentait l’oliban, les pages jaunies par le temps, il sentait l'errance et le rêve, il sentait…
Ses cheveux coulent dans un froissement de soie alors qu’elle se redresse légèrement. Il en va ainsi, être dos au sol face à d’autres personnes ne la rassurait pas, quels que soient les témoins. Position de faiblesse, position de vaincue. Sans hâte, la jeune femme tourne le visage vers celui qui avait, maintenant encore, ses yeux ambrés dans les siens. Le sourire lui, s’était envolé fugacement avec la brise, n’en restait que quelques tristes lambeaux au milieu de l’intensité ocre. Anumati eut un sourire navré aux paroles du charme invoqué ; elle ne laissait pas les autres accéder à elle, c’était sa forteresse, son donjon, et à l’intérieur, il n’y avait que folie sourde et puissance sombre. Non, il se contenterai, comme tous, d’une vague surface, d’effleurer du doigts ce qu’elle aurait pu être. Et que la jeune femme ne pourra jamais être. Son regard se détourna, un instant. Sans doute l’avait elle déçu, c’était probable après tout il en avait le droit. L’être qui l’avait sorti de son assourdissant silence n’était qu’une chose brisée, une horloge boiteuse.
Elle le rattrapa du bout des yeux.

- Anumati Indriya…Anumati.

C'est à l'heure où naissent les songes que se perdent les âmes.

Le flux de ses mots l’enveloppaient d’un cocon de velours, un écrin infiniment doux et empreint de chaleur. Etouffant. Ils étaient autant de flèches ajustées à la perfection, enduits d’un miel douloureux.
Nerv exultait, ô instant de triomphe, accentuant tant et bien la sensation oppressante, ajoutant des frissons de ci de là comme s’il s’était agit de gerbes de fleur. A faire prier et supplier les mains qu’elle s’efforçait de maintenir immobiles. A la grande déception du dragon, Anumati y parvenait sans trop de difficultés, se contentant de fermer les yeux pour s’y concentrer. Une amertume étrange en bouche, la jeune femme détourna le regard. Elle ne souhaitait pas risquer d’érafler l’intensité de ce mélange étrange de langueur et de vivacité qui brûlait dans les yeux de cet être irréel mais devait se résoudre à l’évidence ; elle ne pouvait tout simplement pas soutenir une flamme de ce genre. Elle ne l’avait jamais seulement tenté. Ni même osé alors même que lui seul semblait atteindre les songes qui mettaient ses nuits en cendres, ouvrant son âme à ce qui ne pouvait s’entendre.

Dans un mouvement si lent qu’il en parait hésitant, ses doigts se tendent, effleurant les taches de toison douce qui lui dévorent les joues.

- Je ne pense pas que tu sois un monstre. Et encore moins crée par moi ; tu as ta propre volonté, même si tu choisis de la faire mienne.

La distance qui les séparait s’amenuisait, glissant comme du sable entre leurs mains. Un léger sourire vient fleurir sur les lèvres de la jeune femme alors qu’elle sent sur son visage quelques mèches, balayant en elle tout doute le temps d’un instant. Perdue au beau milieu de cet iris troué de noir plus ambré d’être endeuillé. Elle aurait souhaité boire, s’y jeter corps et âme, y perdre la mémoire. Son port de tête altier ne put cependant pas souffrir les dernières paroles de Shrone. Son regard déconcerté ne savait que répondre. Comment elle qui n’avait jamais approché ni a fortiori invoqué un être pareil pourrait elle savoir ce qu’il était en mesure de faire, ce qu’il souhaitait accomplir ?

- Généralement, j’évite la guerre tant que possible, aussi la lumière, le rêve, te correspondent mieux si tu le veux bien.

Son regard se fait abysse, elle le sent qui l’entraîne en des lieux inconnus de tous aux reflets de miroir brisé. Inclinant la tête, Anumati battit en retraite, effleurant un instant son cœur des lèvres, et ses lèvres du cœur, avant de se relever complètement. Le dragon dans sa tête tambourine et l’espérance, telle une chauve souris, s’en va dans son esprit battant les murs de son aile timide. C’est une impression étrange qui fait flotter ses sensations à la dérive, ivresse comateuse qui la laisse, en équilibre passablement instable, face au vent qui emmêle l’herbe sous ses pieds et sous ce soleil froid dont les rayons ne semblent pas atteindre sa peau d’albâtre.
Quelque chose sous ses yeux sombres défigure l’horizon.

Rouge et noir, le ciel est en effervescence. Des nuages de représailles teintent le peu d’azur fade de leurs explosions écarlates, qui auraient pu être celles d’un crépuscule si pardessus ne s’était pas découpé cette montagne de cendres. Non, pas de la cendre. De la poussière.

Il avait réagit avec une rapidité inouïe, les plaquant tous les deux sur l’herbe à l’abri du regard de l’armée dont le pas lourd faisait trembler jusqu’au pierres. Un tourbillon d’images tardait encore à se faire présentes dans l’esprit de la jeune femme, elle avait tourné la tête, cherché le regard de Shrone toujours au sol, avait cru le trouver durant un instant infiniment bref, et s’était retrouvée la seconde après enserrée dans une étreinte de fer à l’ombre d’un rocher. Juste au dessus du regard d’ambre qu’elle cherchait, à plusieurs mètres de là. L’incompréhension céda vite la place à l’alerte cependant, et la réaction de la jeune femme ne se fit pas attendre. D’une torsion du buste, Anumati se dégagea de l’étreinte de Shrone qui a ce moment là la lâchait, prenant appui sur l’herbe à sa droite pour se redresser légèrement. Le merci reconnaissant qu’elle souffle ne vient pas entamer sa contemplation étrange, face à la vision apocalyptique qui naît non loin d’eux. Ce n’était pas une petite armée, il y avait là quelques milliers de personnes, des guerriers pour ce qu’elle en distinguait, qui avançait avec une puissance presque hypnotique en direction de la ville.

Appel du danger, appel de la mort.
Irrésistible envol.

- On les suit.

Pourquoi ? Pour qui ? Quelle importance. C’étaient autant d’âmes qui appelaient à disparaître, bien que trop bruyante, bien que trop nombreuses. La jeune femme repoussait ces bourdonnantes questions de son esprit. Un trop de trop, celui de l’ennui. Même Nerv n’avait rien à redire à ça. Mieux. Une légère vague d’inquiétude lui soulevait le cœur.

La guerre est une danse, Anumati n’y était pas habile, mais en savait les pas. Se couler entre les hommes, un geste fluide, un choc mat, pas même le temps de l’entendre, de l’attendre, et la danse reprenait, vive et légère, parfois simple feuille qu’une brise transporte, parfois rocher sombre qui lacère le ciel de sa force. C’était sur ce dernier point que les problèmes survenaient toujours. La puissance. Ce caprice impliquait non seulement de retenir les exhortations du dragon à lui laisser la bride au cou, et de parvenir à mobiliser assez de force pour frapper la pierre au coeur. L’un valant largement l’autre en difficulté. Elle n’en était pas là cependant. Se redressant en quelques mouvements économes, la jeune femme, comme fascinée, scruta encore un instant la masse houleuse et menaçante qui s’avançait, avant de se tourner vers Shrone. Il n’y eut besoin que d’un regard. Et le jeu pouvait commencer.

Appel du danger, appel de la mort.
Me voici.